Saturn

Il ne pourrait pas vivre s’il n’en n’apprenait pas un peu plus chaque jour ? Quel mindset intéressant ! Quelque part, je le comprenais totalement… à quoi bon expérimenter la même journée en continu, côtoyer les mêmes personnes, s’intéresser aux mêmes sujets et confirmer les mêmes idées qu’on se faisait sur la vie ? Quel était l’intérêt là-dedans ? Ca ne permettait pas d’évoluer, mais plutôt le contraire. Après… il y avait des apprentissages plus sympathiques que d’autres, disons. « Ce serait ennuyeux, c’est vrai… »

Revenant sur le sujet des cartes avec un peu plus d’enthousiasme cette fois-ci, maintenant que Lucas m’avait confirmé qu’il semblait réellement vouloir se pencher dessus, je le laissais se concentrer un peu et profitais de me lever entre-deux pour prendre ma chaise et l’amener à côté de lui plutôt qu’en face (on n’était pas à un entretien d’embauche, après tout). « Non, non, c’est pas indiscret, t’inquiètes. Je ne pourrais pas te dire depuis quand je fais ça… peut-être une dizaine d’années ? » Posant l’objet au sol à nouveau, je m’assis à nouveau, mais en tailleurs, cette fois-ci, bien que je cru jurer que le regard désapprobateur du manager de l’établissement s’était posé sur moi à ce moment-là. « La majorité des gens sont intrigués par tout ce qui est du domaine de la divination, mais comme ça leur fait peur parce que ça va au-delà de leur capacité de contrôle sur la situation, il y en a beaucoup qui le rejettent. Je trouve quand même que c’est plus facile en Corée qu’en Amérique… les gens sont habitués à aller voir des chamans, ici. Là-bas, t’en directement qualifié de sorcier ou de sataniste. » Un petit haussement d’épaule me gagna en le disant et une mauvaise expérience me revint en tête en y repensant, mon attention se perdant quelque part dans des souvenirs lointains tandis que la voix de mon interlocuteur résonnait partiellement dans mes oreilles. En entendant sans totalement écouter, je sentis alors mon attention partir retracer sur une scène qui s’était déroulée dans un magasin, à l’époque. Il y avait eu cette fille assise sur l’étagère qui cherchait sa peluche, et puis Jesse qui était arrivé un peu brusquement pour m’arracher à notre discussion afin qu’on sorte vite de là. Son comportement m’avait énervé.

Mais maintenant que j’y repensais avec ma vision d’adulte, j’avais l’impression d’avoir accès à plus d’éléments de cette scène… comme par exemple, à ces quelques personnes qui m’avaient regardé vraiment bizarrement en s’écartant dans le rayon du Costco pendant qu’on marchait, ou à ceux qui semblaient se faire des messes basses.

Un faible soupir triste s’échappa de mes lèvres en sentant ma poitrine se serrer de culpabilité envers mon frère qui avait dû palier à ma naïveté et à mon manque de prudence, et puis la voix de Lucas me ramena à la réalité avec ses histoires de terre et de grotte. Immanquablement, il me fallut encore une petite seconde pour brancher mes neurones sur ce que mon interlocuteur me racontait, mais une fois que ce fut fait, je compris qu’il galérait clairement à interpréter quoi que ce soit, puis-ce qu’il m’avait plus fait une description de ce qu’il y avait sur les cartes qu’autre chose.

« Okay… laisse-moi encore jeter un coup d’oeil. » Je me penchais légèrement sur le jeu et observais l’ensemble, avant de me redresser en croisant les bras. « Prends uniquement ce qui te parle dans ce que je te dis, j’ai pas la vérité infuse, c’est plus de l’intuition… mais quand je vois les cartes du haut, avec les personnages qui regardent vers le bas et la grotte, ça me fait penser que tu es en grosse introspection en ce moment. Il y a comme un palier à passer, mais pour ça, il y a des trucs que tu dois comprendre et pour l’instant, c’est pas totalement arrivé à maturité. » Je posais mon doigt sur la carte « naissance terrestre » en le disant, avant d’observer les deux éléments du bas en fronçant légèrement les sourcils. « Il y a quelque chose… » Je pris la carte du courage entre mes doigts et la levais devant moi, avant de regarder Lucas. « Il y a un monstre imaginaire dans ton coeur qui te semble impossible à affronter… n’est-ce pas ? C’est un boss de fin de niveau, ça… »

La réaction de James à ses paroles suscita chez Lucas un nouveau sourire. Il hocha la tête paisiblement, toujours convaincu que son besoin de connaissances était immuable, qu’importe combien il essayait de le contenir. Alors, il prêta attention à ce que James lui présentait, ces cartes qui auraient pu vouloir dire tant de choses, et il s’intéressa de très près à la nouvelle réponse que James lui donnait. « Ah oui, ça fait longtemps. » C’est que James ne semblait pas très âgé, et qu’il se rendait compte qu’une dizaine d’années le ramenaient probablement dans les premières années de son adolescence. Quelque chose comme cela, sans doute.

« Personnellement, je pense que c’est un équilibre, comme pour beaucoup de choses. Il y a la part qu’on nous donne et ce qu’on en fait. » Après tout, s’il n’avait fait que subir les cartes qu’on avait tirées pour lui, au début de sa vie, il aurait fini misérable. Peut-être serait-il même mort, depuis tout ce temps. Ses souvenirs de petite enfance étaient inaccessibles, mais à partir du moment où il avait été en mesure de comprendre sa situation, il n’avait pas arrêté de s’efforcer de l’améliorer, pour en arriver là où il en était aujourd’hui. « Mais les gens jugent souvent bien trop vite. » Cela lui arrivait aussi, il était humain, après tout.

Levant les yeux en attendant l’interprétation de James, Lucas se rendit compte qu’il avait raconté de belles conneries en essayant de lire ces cartes. Il hocha la tête à sa consigne, prêt à voir le maître à l’œuvre. D’ailleurs, quand il commença à parler, Lucas pinça les lèvres, le cœur soudainement serré. Un palier à passer ? Il voyait très bien de quoi tout cela parlait. C’était presque évident. Et la simple mention d’un monstre imaginaire ne fit que confirmer tout ce qu’il avait en tête. « Et si, admettons, je n’arrive pas à affronter le monstre ? » Il était évident que ce tirage lui parlait, mais néanmoins, il ne pouvait s’empêcher de constater qu’effectivement, il ne voyait pas d’issue à ce niveau.

La réponse de Lucas à ma remarque me laissa quelque peu songeur, pour ne pas dire avec le sentiment d’être responsable des réactions qu’avaient les gens face à ce que j’avais pu leur décrire par le passé, et bien que je m’étais montré ouvert vis-à-vis de mon interlocuteur jusqu’à présent, mes bras virent à se croiser devant moi dans un geste de protection inconscient. La part qu’on nous donne et ce qu’on en fait, hein…? « C’est facile à dire, ça… » Soufflais-je alors faiblement pour moi-même en étant perdu dans mes pensées, avant de reposer mes yeux sur le jeune homme lorsqu’il apporta une conclusion à son commentaire pour nous permettre de passer à la suite.

Prenant donc sur moi pour mettre de côté mes états d’âmes, j’apportais mon décryptage du jeu de carte à mon interlocuteur qui semblait résonner avec certaines parties de ce que j’étais en train de lui dire. Naturellement, les oracles ne mentaient pas. Encore fallait-il s’ouvrir à ce qu’ils avaient à nous dire… même si c’était désagréable à entendre. Le but du jeu était de nous faire grandir en tant qu’individus et dieu sait qu’on ne progressait pas en passant par des chemins sans obstacles ou embuscades en tous genres. Alors, lorsque la question de l’affrontement face au monstre me fut posée, c’est tout naturellement que je déposais mes yeux sur ceux de Lucas, sans ciller, et qu’un quasi-rictus commença à étirer mes lèvres. « Je ne sais pas… j’imagine qu’il y a d’autres issues possibles, dans ce cas. Tout dépend de comment tu vois le jeu de ta vie: est-ce que tu joues pour Vivre pour ne pas Mourir ? » Est-ce qu’il comptait être un personnage principal ou secondaire ? J’avais conscience de pouvoir heurter sa sensibilité avec mes mots, moi aussi, mais est-ce que j’étais du genre à réprimer mes réponses, lorsqu’on me posait des questions aussi importantes et existentielles ? Jamais.  

Les questions étaient pertinentes, comme toujours, mais les réactions de James laissaient Lucas de plus en plus confus. « Ah ? » Un rire échappa au manager qui était curieux d’entendre ce que James avait à ajouter à ce propos. « Pourquoi ? » Il n’avait pas l’impression que c’était si facile que ça. Après tout, il essayait d’apprendre des autres, de déduire des choses qui lui semblaient cohérentes, sans pour autant avoir étudié la psychologie ou quoi que ce soit du genre. Alors forcément, l’avis d’une personne extérieure qui s’y connaissait dans les pratiques spirituelles et voisines, ça l’intéressait. L’idée qu’il responsable d’une partie de sa vie se rassurait, mais en même temps, il avait déjà plusieurs fois été témoin de coïncidences assez particulières… Et parfois bien malheureuses. Des mauvais timings, des choses qu’il aurait voulu éviter et qu’il ne contrôlait pas le moins du monde… La question était extrêmement vaste.

Un léger malaise s’installa quand James commença à le scruter. Avait-il dit quelque chose de mal ? La question le laissa silencieux un moment, pensif, puis il ne put s’empêcher de rire à la conclusion qui lui était venue tout naturellement à l’esprit. « Pour vivre, je dirais ? » La peur de mourir était là, omniprésente, mais Lucas n’avait jamais laissé tomber, convaincu que c’était précisément cela qui lui permettait d’avoir un coup d’avance sur certains. Mais la question était en effet complexe. Mais c’était moins cette question que celle du pourquoi il tenait à ce point à vivre. « Je veux que mon temps sur terre serve à quelque chose. Ça m’importe davantage que ce que je fais pour moi-même. » Avait-il des rêves ? Des objectifs qu’il souhaitait accomplir ? À part quelques-uns qui resteraient à jamais impossibles, aucune idée ne lui venait.